Vert ciel
Je regarde autour de moi. Tellement habituée à ce luxe, ces
tapisseries, ces fauteuils vieux de quelques siècles.
Ils n'existent
plus. M. et A. discutent et se chamaillent, ça faisait longtemps que M.
n'était pas venu à la maison. Le téléphone sonne. Je ne décroche pas.
Je ne décroche jamais, il y a toujours quelqu'un qui le fait à ma
place. Mais surprise, le téléphone sonne pour moi. Qui ne sait pas que
j'ai un portable? Une voix féminine, plutôt jeune. Elle ne se présente
pas. Je la connais. N'est-ce pas S.? Je ne l'écoute même pas tellement
je suis occupée à remonter dans mes souvenirs. Primaire, première
cigarette, petit copain imaginaire. Elle me parle d'un devoir de
philosophie. Je crois qu'elle pense que je peux l'aider. Sûrement H.
qui comme toujours raconte les détails insignifiants de la vie des
autres à certains qui écoutent par lassitude. Mais M. et A. s'en
fichent que je sois au téléphone et plongée dans le passé, ils parlent
et rigolent. J'aimerais bien pouvoir écouter S. un tant soit peu, par
respect pour notre amitié passée, par flatterie pour mon ego, et par
curiosité. Pendant qu'elle me parle d'un bouquin sur un détective
américain, je tente de résoudre ce mystère: comment quelqu'un avec qui
je n'ai pas discuté depuis plusieurs années peut-elle se permettre de
m'appeler pour que je lui fasse un cours de philo par téléphone? Tilt
dans mon crâne: elle m'a ajouté en ami sur Facebook. Saloperie de
réseau virtuel. S. a reconnu la voix de M., elle crie pour lui dire
bonjour, demander des nouvelles. Elle me déchire les tympans, M. ne
doit par contre elle pas être dans son réseau. Allez, laissons ces
gamins chahuter, je sors dans le jardin. Fixer mon attention sur le
flux de parole de S. me semble relever de l'impossible. Une question de
beauté et de nature dans un roman policier. Hum. Devant moi, le soleil
caresse les arbres. Il fait si beau, et les ombres lèchent les murs de
la maison. Je ne sais pas ce qu'il se passe aujourd'hui, mais tout est
tellement bruyant. Pourquoi personne ne cesse de s'agiter pour
contempler la beauté du monde? S. ne s'est toujours pas arrêté de
parler. Je m'approche de la terrasse. Un boule s'écrase dans le fond de
mon ventre. Une voiture de police, c'est de là que vient ce boucan.
Avec C. dedans en larmes et complètement paniquée. Je lâche le
téléphone. Elle fonce vers moi, me touche de partout comme pour
s'assurer de mon existence. Elle s'affole, elle veut m'ausculter
dit-elle. Pour voir s'ils ne m'ont rien fait. Qui ça? Je ne comprend
plus. Elle m'entraîne dans la maison, dans la salle de bain, inspecte mon cou. Ils ne m'ont pas fait comme aux autres. Dans le miroir, un
homme s'approche, un couteau entre les dents. Il se jette sur nous en
hurlant.
Il marche dans les rues. Il ne sait pas encore
exactement ce qu'il se passe, mais la tension est palpable. Le soleil
illumine l'entrée du métro, les gens insensibles se bousculent pour
s'engouffrer sous terre. Le ciel semble presque vert. Il s'appuie
contre un lampadaire, puis rit à haute voix. Il dit: "Je suis
architecte. Je construit le monde, sur le monde et avec le monde. Je
construis la vie, le flux entre les êtres. Je construit la possibilité. Je construit l'avenir. Que serait l'homme sans un toit? Que serait-il
sans points de repères? J'ai toujours cru cela. J'ai toujours cru que
l'homme était le monde. Mais que savons-nous de cette terre muette?
Elle est là, elle gronde sous nous, pauvres petits hommes. Nous sommes
insignifiants. Ou plutôt nous devrions l'être. Mais nous avons détruit
le monde. Tué notre terre. Tué notre avenir. L'homme s'est condamné,
suicidé. Ou du moins une partie du monde." Il comprenait ce qu'il se
passait, il s'était enfin éveillé. "L'homme blanc, l'homme jaune ont
tué la terre. Pollution, pillage, destruction. Ils courent vers le
néant, et emmènent dans leur sillon le reste du monde. Pas d'avenir
pour ceux qui n'ont pas fini de grandir. Le peuple africain, quand bien
même sortirait-il de la misère, n'aurait que poussière pour vivre."
Mais c'est là que le bat blesse, et il le savait. Car si aujourd'hui,
ils avaient décidé le génocide, ce n'était que par pure égoïsme. Non,
ils ne voulaient pas venger la terre, venger la destruction immature.
Rien d'héroïque, rien de beau. Eux aussi auraient détruit le monde, ils
sont juste jaloux qu'on l'ai fait à leur place. Il rit encore. "Il n'y
a pas de justice dans le monde". Lui entend déjà les pas, les cris. Un
flux meurtrier s'approche, et eux, pauvres larves plongées dans leur
individualité, ne le savent pas. Ne le sentent même pas. Ils
s'enfoncent sous la terre qu'ils ont tué, parcours ses entrailles.
Premier cri, premier mort. Mouvement de foule, les gens continuent à
avancer, comme si un tunnel sans issue pouvait les sauver. Lui ne bouge
pas. Il attend sa peine. Un homme se jette sur lui en hurlant, couteau
entre les dents.
Réveil.