Les cafards
Il fait nuit. Mes amis et moi sommes installés sur le rebord d'un haut
mur, sous un lampadaire. Nous avons l'habitude de sortir à cette
heure-là et de venir à cet endroit en particulier, pour discuter,
prendre du bon temps. Ce soir encore, il y a un dizaine d'hommes,
déguisés en cafards, qui sont sous nos pieds. Je crois qu'ils tentent
d'attirer notre attention, mais nous les ignorons profondément. Nous
les détestons en réalité. Petit à petit, des voix s'élèvent parmi eux,
de plus en plus fortes. Ils semblent se disputer. Je me penche pour les
écouter :
- Ça peut plus durer, t'as compris ! On va tous crever si ça continue !
- Comment on va survivre si on trouve rien à manger ?
- On va mourir.
- J'ai peur.
Les plaintes s'entremêlent. Je le sais, nous le sentons tous, et au moment
même où ils lèvent les yeux vers nous, nous hurlons des insultes, car
jamais nous ne leur donnerons à manger. Nous les détestons. Nous les
voyons s'éloigner, ils continuent à pleurer, à gémir. Pourtant
rapidement, ils reviennent, et recommence à nous supplier. J'ai
l'impression que toute la soirée c'est déroulée ainsi : les hommes
cafards qui viennent en mendiant, repartent sous un flot d'insultes, et
néanmoins reviennent encore quelques minutes plus tard quémander notre
pitié.
À nouveau, je les vois revenir. Cependant cette fois, ils ont
les mains pleines. Je crois d'abord qu'ils ont trouvé quelqu'un pour
les nourrir. Mais ils s'approchent à nouveau de nous, et cette fois
l'un d'entre eux se détache du groupe, en tendant les bras :
- Voici des offrandes. S'il-vous-plaît, donnez-nous de la nourriture.
Les
offrandes au creux de ses mains ressemblent à un masse gluante, marron
et verte. Ça sent le moisi, les excréments, la pourriture et la
saleté, l'angoisse. Je régurgite l'intégralité de mon repas. Les hommes
cafards se jettent sur mon vomi, le dévorent goulument :
- Nous sommes sauvés ! Nous allons pouvoir nous nourrir à nouveau !
Réveil.